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Frézier, Amédée Louis

Relation du voyage de la Mer du sud aux côtes du Chily et du Pérou, fait pendant les années 1712, 1713 & 1714, dédié à S.A.R Monsieur le Duc d'Orléans, Régent du royaume, par M. Frézier, ingénieur ordinaire du Roy. Ouvrage enrichi de quantité de planches en taille-douce. A Paris. Chez Jean-Geoffroy Nyon, Etienne Ganneau et Jacques Quillau, 1716.


TROISIEME PARTIE,

qui contient le retour de la Mer du Sud en France

Départ de la Conception

Nous sortimes quatre navires ensemble le 19 février 1714, avec un bon frais de SO et de SSO qui nous mit par les 39 degrés de latitude, et 80 lieues au large, où nous trouvames les vents de O et de NO beau frais, et le temps embrumé, ensuite grand vent. Comme nous n'étions pas si bons voiliers que nos camarades, en forçant de voile pour les suivre, nous rompimes notre grande vergue au racage.

Le 9e de mars par les 57º de latitude, et les 74º 30' de longitude, nous leur fimes signal d'incommodité, et ils mirent à la cape pour nous attendre. Nous gréames aussitôt un petit hunier à la place de la grande voile, pour leur faire perdre le moins de temps qu'il nous serait possible. Le lendemain la vergue fut raccommodée et mise en place.

Les même efforts que nous faisions pour les suivre, nous firent perdre le jour suivant une grande voile d'étai.

Nos camarades nous voyant incommodés de notre grande voile, formèrent le dessein de nous quitter ; en cela peu scrupuleux et fidèles à la parole d'honneur qu'ils avaient donné de nous escorter jusqu'en France, quoique prévenus que nous serions moins bons voiliers qu'eux, et qu'ils eussent vu que sur cette espérance nous les avions attendu plus d'un mois. En effet nous craignions de rencontrer des forbans que l'on disait être à la côte du Brésil, où est la relâche ordinaire des vaisseaux de retour, et entre autres un de 300 hommes d'équipage, qui devait avoir armé à la Jamaïque pour venir à la Mer du Sud : sans parler ici de quelques obligations particulières que les principaux d'entre eux avaient à M. Pisson, toutes ces considérations ne les retinrent point, la malhonnêteté originelle l'emporta ; le 12 mars ils pincèrent le vent le plus qu'ils purent, et s'écartèrent ainsi de nous à la faveur de la brume, de sorte qu'à cinq heures du soir nous les perdimes de vue. Nous eumes beau mettre des fanaux pendant la nuit ; ils n'y répondirent point ; et ce fut en vain que le lendemain à la pointe du jour, nous tirames quelques coups de canon.

Nous fûmes peu touchés de perdre une compagnie de vaisseaux de Saint-Malo, sur laquelle il y a si peu à compter, que parmi les gens du pays même, elle a passé en proverbe pour telle ; mais nous avions lieu d'être fâché de les avoir suivi dans la plus sotte navigation du monde, qui nous avait mis par la latitude de 58º 40', lorsque nous pouvions passer en toute sûreté, au moins 40 lieues plus au nord, et abréger notre route de six jours, sans pénétrer si avant dans ces rigoureux climats, où l'on a beaucoup à souffrir, et où l'on peut trouver des dangers imprévus.

En effet, pendant que nous étions occupés à les chercher parmi la brume, nous aperçûmes à trois quarts de lieues de nous à l'O, une glace qui pouvait avoir au moins 200 pieds de hauteur hors de l'eau, et plus de trois cablures de long. On la prit d'abord pour une île inconnue ; mais le temps s'étant un peu éclairci, on reconnut distinctement que c'était une glace, dont la couleur bleuâtre semblait en quelques endroits à une fumée ; les petits morceaux de glace que nous vimes aussitôt flotter tribord et bâbord du vaisseau, ne laissèrent plus lieu d'en douter.

Nous étions en calme, dans une mer fort mêlée ; et à peine un peu de fraîcheur de SO nous eut fait faire deux lieues au NE, c'est-à-dire à l'ENE du monde, que nous vimes à E1/4NE, environ cinq quarts de lieue, un autre banc de glace beaucoup plus haut que le précédent, qui paraissait comme une côte rangée de quatre à cinq lieues de long, dont nous ne vîmes pas bien le bout dans la brume. Alors justement effrayés d'un péril si peu attendu, nous regrettions le beau temps de NO que nous avions perdu, en suivant la ridicule navigation des infidèles Malouins ; heureusement les vents fraîchissant à l'O, nous permirent de faire le N, et dans moins d'une heure de temps, nous ne vîmes plus de morceau de glace.

Quoique ces parages aient été fréquentés depuis quatorze ans en toute saison, très peu de navires on trouvé des glaces, ainsi l'on ne s'en défiait point. La seule Assomption commandée par Porrée, avait rencontré en 1708, un grand banc comme une côte ; nos camarades mêmes qui en pinçant le vent avaient gagné à l'ENE, n'eurent pas connaissance de celles que nous avons vu, mais ils assurent en avoir trouvé un gros morceau par les 54º1/4. Cette rencontre doit servir d'avertissement à ceux qui entreprennent de passer le Cap de Horn en hiver, comme nous l'avons fait dans le Saint Joseph, parce que la longueur des nuits, et l'obscurité des jours, ne donnent pas lieu de les éviter facilement : peut-être aussi que l'automne est la saison la plus dangereuse, parce qu'alors les glaces se rompent, et se détachent par le peu de chaleur qu'il a fait pendant l'été : néanmoins comme elles sont extrêmement épaisses, elles ne doivent plus se fondre jusqu'à l'été suivant, car cette hauteur qui paraît hors de l'eau, n'est que le tiers de la vraie épaisseur dont le reste est dedans.

S'il est vrai, comme plusieurs le prétendent, que les glaces ne se forment en mer que de l'eau douce qui coule des terres, il faut conclure qu'il y en a ver le pôle australe ; mais il n'est pas vrai qu'il y en ait plus au nord que les 63º de latitude dans l'étendue de plus de 200 lieues, depuis les 55 de longitude jusqu'aux 80 ; car cet espace a été parcouru par différents navires que les vents de SO, et de SSO ont contraint de courir beaucoup au Sud, pour doubler le bout des terres. Ainsi ces terres australes qu'on avait accoutumé de marquer dans les anciennes cartes, sont de pures chimères, qu'on a sagement effacé des cartes nouvelles.

Mais quoiqu'on ait supprimé ces fausses terres, on a encore remis le Détroit de Brouvers, qui n'est pas moins une imagination que les terres australes ; car tous les navires qui ont passé à l'est de la terre des états, n'ont eu aucune connaissance d'autre terre plus à l'est, soit à vue de terre, soit au large, où passent presque tous les vaisseaux qui reviennent de la mer du sud ; nous-mêmes nous avons sans doute passé dans ces parages.

Enfin, l'on n'a pas encore corrigé les erreurs des terres connues qui sont très mal placées, tant en longitude qu'en latitude ; on y voit le Cap de Horn par les 571/2 et 58º de latitude, et à plus de 20 lieues, et même 140 lieues loin du Détroit de le Maire. Je ne parle point ici de la longitude qui n'est pas positivement connue, mais que l'on peut régler à peu près sur celle de la Conception dont nous avons parlé, en suivant la plus grande conformité des estimes, depuis 310º à 311º du méridien du Tenerife, au lieu de 303 ou 304, comme le marquent les cartes, ce qui fait une différence au moins de six degrés : de là vient aussi la fausseté du gisement de la côte, depuis ce cap jusqu'à celui des piliers, qui courent ensemble SE1/4E et NO1/4O, au lieu de SE1/4S et NO1/4N, comme il sont marqués ; et près du Cap de Horn elle prend encore plus de l'Ouest, comme l'ont remarqué ceux qui ont vu une grande partie de cette côte, que la plupart des cartes marquent comme inconnue par une ponctuation, mais aujourd'hui quoiqu'on ne soit pas bien informé du détail, on en connaît au moins le gisement principal.

Toutes ces considérations m'ont engagé à ramasser des mémoires pour dresser la carte que je joins ici, dans laquelle on verra deux nouvelles découvertes. L'une est un passage dans la Terre de Feu, par où le hasard a fait débouquer du Détroit de Magellan la Tartane la Ste Barbe commandée par Marcand, le 15 mai de l'année 1713.

Sur les six heures du matin, elle appareilla de la baie Elisabeth, mettant le cap au SO et au SO1/4S, ils prirent le canal ordinaire pour celui de la rivière du massacre, et portaient au SO, sur une île qu'ils prenaient pour l'île Dauphine, aidés des courants qui étaient pour eux, et d'un bon frais de NE. Ils rangèrent cette île, et une heure après l'avoir dépassée, ils se trouvèrent dans un grand canal, où du côté du sud, ils ne voyaient d'autre terre que quantités de petits îlots mêlés de brisants. Alors se voyant égarés, ils cherchèrent un mouillage, pour avoir le temps d'envoyer la chaloupe reconnaître où ils étaient ; ils trouvèrent une petite baie où ils mouillèrent en 14 brasses d'eau fond de sable gris, et petit gravier blanc.

Le lendemain 26 mai, ils appareillèrent sur les sept heures, et après avoir louvoyé pour sortir de la baie qui est ouverte à l'ESE, ils mirent le Cap au S, au S1/4SO, et au SSO, et se trouvèrent à midi hors des terres ; ils prirent hauteur par un très beau temps, et l'observation leur donna 54º 34' de latitude. Cette observation fut confirmée par celle qu'ils firent le lendemain, à vue d'un îlot qui leur restait à l'est du monde, ils observèrent 54º29'.

Cet îlot était au sud d'une grande île, dont la pointe du SE fut appelée Cap noir, parce qu'elle est de cette couleur. L'îlot dont nous parlons, est un rocher fait comme une tour extrêmement haute, à côté duquel il y en a un plus petit à peu près de même, par où l'on voit qu'il serait impossible de manquer ce canal, si l'on voulait le chercher par sa latitude, sur des marques si singulières. Les gens de l'équipage disent qu'il y a beau fond, et que de gros navires y peuvent passer sans risque, étant large d'environ 2 lieues.

Ce détroit est peut-être le même que celui de Jelouchté, que M. de Lisle a mis dans sa dernière carte du Chili, mais comme les mémoires anglais qu'il a bien voulu me montrer, semblent le placer au sud du cap Frouvart, on peut penser que ce sont deux détroits différents.

C'est peut-être aussi le même par où débouqua un bateau de l'escadre de M. de Gennes en 1696.

Si j'ai supprimé dans cette carte des terres imaginaires, j'en ai ajouté d'effectives par les 51º de latitude, auxquelles j'ai donné le nom d'îles nouvelles, pour avoir été découvertes depuis l'année 1700, la plupart par les vaisseaux de Saint Malo, je les ai placées sur les mémoires du Maurepas et du Saint Louis, vaisseaux de la compagnie des Indes qui les ont vus de près, et même ce dernier y a fait de l'eau dans un étang que j'ai marqué auprès du Port de S. Louis, l'eau en était un peu rousse et fade, au reste bonne pour la mer. L'un et l'autre ont parcouru différents endroits ; mais celui qui les a côtoyé de plus près, a été le Saint Jean-Baptiste commandé par Doublet du Havre, qui cherchait à passer dans un enfoncement qu'il voyait vers le milieu ; mais ayant reconnu des îles basses presque à fleur d'eau, il jugea à propos de revirer de bord ; cette suite d'îles sont celles que M. Fouquet de Saint Malo découvrit, et qu'il appela du nom d'Anican, son armateur. Les routes que j'ai tracées feront voir le gisement de ces terres par rapport au détroit de le Maire, d'où sortait le Jean-Baptiste lorsqu'il les vit, et par rapport à la terre des états, dont les deux autres avaient eu connaissance avant que de les trouver.

La partie du nord de ces terres qui est ici sous le nom de côte de l'Assomption, a été découverte le 16 juillet de l'année 1708, par le Poré de Saint Malo qui lui donna le nom du vaisseau qu'il montait. On la croyait une nouvelle terre éloignée d'environ 100 lieues à l'est des îles nouvelles dont je parle ; mais je n'ai point fait de difficulté de la joindre aux autres, fondé sur des raisons convaincantes.

La première, c'est que les latitudes observées au nord et au sud de ces îles, et le gisement des parties connues, concourent parfaitement bien au même point de réunion du côté de l'est, sans qu'il reste du vide entre deux.

La seconde, c'est qu'il n'y a point de raisons pour estimer cette côte de l'Assomption à l'est des îles d'Anican ; car M. le Gobien de Saint Jean qui a bien voulu me communiquer un extrait de son journal, estime qu'elle est au sud de l'embouchure de la rivière de la Plata, ce qui étant pris à la rigueur, ne pourrait l'éloigner à l'est que de deux ou trois degrés, c'est-à-dire environ 25 ou 30 lieues, mais la diversité des estimes est toujours une marque d'incertitude. La première fois qu'ils virent cette côte en venant de l'île de Sainte Catherine, ils l'estimèrent par 329º, et la seconde en venant de la rivière de la Plata, où les vents contraires les avaient contraints d'aller relâcher, après avoir tenté de passer le Cap de Horn ; ils la jugèrent par 322º, et suivant quelques-uns 324º sur les cartes de Pieter Goos, dont nous avons fait remarquer les erreurs page 28, ainsi on doit y avoir peu d'égard. Cependant comme ils y avaient de la confiance, ils se crurent fort loin de la terre ferme, et se comptant trop à l'est, ils coururent aussi 300 lieues trop à l'ouest dans la Mer du Sud ; de sorte qu'ils croyaient courir sur la Guinée, lorsqu'ils atterrèrent à Ylo : mais la troisième et la plus convaincante, c'est que nous et nos camarades avons dû passer par dessus cette nouvelle terre, suivant la longitude où elle était placée dans la carte manuscrite, et qu'il est moralement impossible qu'aucun navire n'en eut eu connaissance, étant longue d'environ 50 lieues ESE et ONO : ainsi il ne reste plus aucun lieu de douter que ce ne fût pas la partie du nord des Iles Nouvelles, dont le temps découvrira la partie de l'ouest, qui est encore inconnue.

Ces îles sont sans doute les mêmes que celles que le chevalier Richard Hawkins découvrit en 1595. Etant à l'est de la côte déserte par les 50º, il fut jeté par une tempête sur une terre inconnue ; il courut le long de cette île environ 60 lieues, et vit des feux qui lui firent juger qu'elle était habitée.

Jusqu'ici on a appelé ces terres les Iles Sebales, parce qu'on croyait que les trois qui portent ce nom dans les cartes, étaient ainsi marquées à volonté, faute d'une connaissance plus parfaite ; mais le vaisseau l'Incarnation, commandé par le Sieur Brignon de Saint Malo, les a reconnu de près par un beau temps, en 1711, à la sortie de Rio de Janeiro. Ce sont effectivement trois petites îles d'environ demi lieue de long, rangées en triangle comme elles sont marquées dans les cartes ; ils n'en passèrent qu'à trois ou quatre lieues, et ils n'eurent aucune connaissance de terre, quoique par un temps très fin ; ce qui prouve qu'elles sont séparées des Iles Nouvelles au moins de sept à huit lieues.

Enfin j'ai marqué par des chiffres romains les variations de l'aimant qu'on observe dans ces parages, où sa déclinaison est très considérable au NE ; car nous en avons observé jusqu'à 27 degrés étant à l'est des Iles Nouvelles.

Après nous être tiré des glaces, nous fûmes favorisés d'un grand frais de SO et de SSO jusque par les 35 degrés de latitude, et les 39 de longitude, où nous trouvâmes quelques calmes, et ensuite des vents de la partie de l'est qui nous menèrent jusqu'au tropique du Capricorne. Là nous eûmes quatre jours de calme et de pluie à verse, si grosse, qu'il semblait que les cataractes du ciel était ouvertes.

Il nous vint ensuite un peu de vent, et le Dimanche huitième avril nous eûmes connaissance de l'île de l'Ascension, lorsque par mon estime je devais la voir à point nommé sur la carte manuscrite corrigée, comme je l'ai dit, étant parti de la Conception par 75º 15' qui répondent aux 303º 5' du méridien de Tenerife, au lieu de 298 qui est celle des cartes hollandaises ; ainsi j'ai trouvé cette île par 32º 5', qui répondent aux 346º 15', c'est-à-dire trois degrés plus ouest qu'elle n'est marquée : ceux qui avaient pris leur départ de la Conception sur les cartes, la trouvèrent 150 lieues plus à l'ouest. Cette erreur de longitude n'est pas la seule, elle est encore mal placée en latitude par 20º 0', car elle est par 20º 25', comme je l'ai observé à l'ancre auprès de terre.

Cette île, qu'on appelle du nom portugais Acençaon, pour la distinguer d'une autre île de l'Ascension qui est par les 6 degrés vers la côte de Guinée, n'est proprement qu'un rocher d'environ une lieue et demie de long, très reconnaissable du côté du sud et de l'ouest par un piton rond comme une tour, un peu conique, et presque aussi haut que l'île : du côté de l'est elle forme comme deux têtes qui terminent le cap. On peut encore mieux la reconnaître par trois îlots, dont il y en a un d'environ 1/2 lieue de long qui est à E1/4NE, du compas, de la grande île de l'Ascension. Ces trois îlots ont donné occasion à quelques uns de croire que cette île et celle de la Trinité n'étaient que la même, fondés sur ce qu'il est arrivé à des navires de chercher l'autre par sa latitude, sans la trouver : mais aussi je sais que des vaisseaux l'ont reconnue en revenant des Indes Orientales, et même y ont fait de l'eau dans un étang. C'est donc mal à propos qu'Edmond Halley a supprimé dans sa grande carte l'île de la Trinité, et qu'il a appelé de ce nom celle de l'Acençaon, qu'il met très bien par sa latitude de 20º 25'.

Nous fûmes bien aise d'avoir rencontré cette île, parce que nous espérions y trouver de l'eau, et avec ce secours continuer notre route sans perdre le temps à une relâche.

Nous vînmes donc mouiller à O5ºN, ou O1/4NO du monde de ce pic, environ à quatre cablures de terre, en 30 brasses d'eau fond de sable et de teignant. On envoya aussitôt la chaloupe chercher un meilleur fond, et on en trouva à 25 brasses, de gros sable noir, au NNO d'un îlot fendu, plus au nord que nous.

Le lendemain on envoya la chaloupe chercher de l'eau : elle trouva une belle cascade qui en aurait pu fournir à une escadre entière ; mais le rivage de la mer est tellement bordé de grosses pierres et la mer si mâle, qu'on ne peut mettre pied à terre sans risque ; de sorte que pendant toute la matinée on ne put faire que deux barriques d'eau, qui se corrompit en trois ou quatre jours, sur quoi l'on peut douter qu'elle vienne de source ; ainsi notre beau projet échoua, il fallut penser à aller relâcher à la Baie de tous les Saints, où était le rendez-vous.

Le lundi 9 avril nous appareillâmes, et nous nous aperçûmes qu'auprès de l'île il y avait du courant au NO et au NNO, parce que les calmes nous y arrêtèrent pendant quelques jours.

Enfin le 20 du même mois, par les 12º 50' de latitude, nous eûmes connaissance de terre à la côte du Brésil, que nous trouvâmes plus éloignée de l'île de l'Ascension que ne marquent les cartes de Pieter Goos, Robin, Vankeulen, et Loots, à peu près de la moitié dans les unes, et du tiers dans les autres ; car il y a environ 9 degrés de longitude de l'île à la prochaine terre.

De ce que je viens de dire, il est aisé de conclure quelle devait être l'erreur de ceux qui s'étaient réglé sur les cartes, puisqu'ayant pris leur départ de la Conception 5 et 6 degrés trop à l'ouest, et la côte du Brésil étant trop avancée à l'est d'autant de degrés, ils ont trouvé au moins 200 lieues d'erreur, suivant laquelle ils ont entré dans les terres, ainsi qu'il est arrivé dans les vaisseaux de notre escadre, de leur propre aveu : ces erreurs ont toujours été à peu près les mêmes dans tous les navires qui ont relâché à la côte du Brésil, ou à l'île de Fernando Noronho en revenant de la Mer du Sud.

L'ignorance de la théorie qui règne parmi nos navigateurs, leur faisait attribuer cette différence de l'estime et des cartes aux courants qu'ils disaient porter à l'est, sans qu'une espèce d'uniformité d'erreur, non seulement à l'atterrage du Brésil, mais encore à celui de France, leur fit ouvrir les yeux depuis quatorze ans de navigation continuelle, quoiqu'il vissent qu'ils trouvaient les terres du Brésil trop à l'ouest, et que reformant leur point sur les cartes ils trouvaient les côtes d'Europe trop à l'est, à peu près de la même quantité qu'ils y avaient rapporté leur estime ; en cela du moins ils font voir leur peu de curiosité de ne pas chercher à s'éclaircir : mais ils sont encore plus excusables que leurs principaux hydrographes qui devaient profiter des observations que Messieurs de l'Académie des Sciences donnent au public dans la connaissance des temps. Mais comme ces choses sont trop au-dessus de leur portée pour les entendre et les savoir réduire au calcul ordinaire des cartes hollandaises dont on se sert ordinairement, ils ont la sottise de les mépriser comme des productions de gens lettrés qui n'ont pas d'expérience. C'est ainsi que dans une instruction manuscrite, D.G. de Saint Malo soutient que la côte du Brésil est bien située en longitude sur ces mêmes cartes, où néanmoins, suivant les observations faites à Olinde et à la Cayenne, il doit y avoir 6 degrés d'erreur trop à l'est.

Le lendemain de notre atterrage [Dimanche matin], nous vîmes un petit navire à deux mâts qui paraissait faire, comme nous, le SO ; après avoir un peu arrivé, il revira de bord sur nous, pinçant le vent sous les basses voiles seulement. Cette manoeuvre extraordinaire nous le fit prendre pour un forban, d'autant plus qu'il paraissant de fabrique anglaise ; nous nous bastingâmes et l'attendîmes les armes à la main. Lorsqu'il fut à la portée du canon, nous lui montrâmes pavillon français, et aussitôt il répondit du pavillons portugais, et continua de pincer le vent le plus qu'il put. Nous n'avons su qu'en juger, parce qu'étant arrivés à la Baie, on nous assura qu'il n'était point sorti de navire depuis longtemps.

Nous continuâmes de courir sur la terre où il paraissait quantité de tapions blancs ; nous virâmes de bord pendant la nuit, et néanmoins nous nous trouvâmes au jour à une lieue près de la côte, avec grosse mer, des grains de vent et de la pluie à verse ; ce qui nous fit peur, parce qu'elle est fort mal saine.

Ce mauvais temps nous obligea de courir au large pour en attendre un plus propre à chercher la Baie, et regagner au sud contre les courants qui nous portaient sensiblement au NE, comme le remarque le grand Flambeau de mer, dans cette saison, depuis Mars jusqu'en Septembre, pendant laquelle les vents de SE et de SSE règnent aussi ; de sorte qu'il faut alors se ranger au sud, comme il en avertit sagement.

Enfin le 26 avril nous atterrâmes au vent de Praya de Zumba, terre très reconnaissable par une infinité de tapions blancs qui paraissent comme du linge mis à sécher, jusqu'à deux ou trois lieues près du cap de Saint-Antoine ; l'intervalle que l'ouverture de la Baie de tous les Saints met entre ce cap et l'île Taporica, le fait paraître sans suite lorsqu'on le voit au NO, et l'île ou la côte de bâbord fort confusément.

En approchant de terre on voit, au bout du cap, le fort Saint Antoine, au milieu duquel est une tour couverte en pointe, qui paraît comme un pavillon.

Au devant de ce cap est un banc de rocher, sur lequel il y a quatre et cinq brasses d'eau de mer basse ; il s'avance environ à 1/4 de lieue au SO.

L'île Taporica, qui forme l'entrée du côté de bâbord, est encore moins saine, elle a au devant un banc qui s'avance plus d'une lieue au SE, et qu'on voit briser fort haut de jusant : ainsi il faut porter droit au nord par le milieu du canal pour entrer en sûreté, et prendre garde aux marées qui sont de 3 h 3/4.

Comme l'ouverture est large d'environ deux lieues et demi, est et ouest, on peut passer hors de la vrai portée du canon des forts de Saint Antoine et Sa Maria ; ainsi ils sont moins redoutables au passage, que propres à défendre un débarquement dans les anses de sable à tribord.

A mesure qu'on entre on découvre de ce même côté sur la hauteur, une partie de la ville qui fait un assez joli coup d'oeil, qui s'étend jusqu'au cap le plus avancé au nord, sur lequel est le fort de Na Sa de Monserate.

Dans cette anse, au pied de la ville, est le port où mouillent les vaisseaux portugais, il est fermé du côté du sud et de l'ouest par le banc Alberto, sur lequel est le château d'eau, qu'on pourrait appeler pâté pour sa figure ronde. En 1624, lorsque les Hollandais prirent sur les Espagnols la ville de Saint Sauveur, l'amiral Willekens s'empara de cette batterie, qui était alors de dix canons ; et en 1638, lorsque le comte Maurice voulut enlever cette ville aux Portugais, il commença aussi par s'emparer du fort d'Albert ; ce qui engagea les Portugais à jeter tout autour de grosses pierres dans la mer, pour le rendre inaccessible aux bâtiments, et même aux chaloupes.

Pour entrer dans ce port, il faut porter au nord un peu en dedans du fort de Monsarate, et lorsqu'on est E et O du bout de la ville, on est à l'ouverture du port, et hors du banc Alberto.

Nous aperçûmes en entrant dans la baie, trois vaisseaux qui étaient au dehors du mouillage ordinaire, et nous reconnûmes par les signaux que c'étaient nos camarades : nous saluâmes en passant la flamme du Saint-Esprit, qui nous rendit le salut, et nous allâmes au S1/4SO du fort de Monsarate, et à O1/4NO du château, mouiller à 12 brasses d'eau, mauvais fond de sable et de rocher. Nous voulions nous mettre ailleurs ; mais le gouverneur, qui n'avait pas permis que les vaisseaux français se missent au port ordinaire, ne voulait pas aussi qu'on s'approchât de terre, où le fond était meilleur ; ainsi nous y perdîmes un câble et une ancre dix jours après, en quoi nous lui fûmes peu obligés en particulier, de même que le Berger et le Fidèle à qui pareil cas était arrivé ; ce dernier était encore un de ceux que les nouvelles de la paix faisaient courir à la Mer du Sud, comme à un trésor qu'on va fermer ; mais ils allaient au débris de ce commerce, qu'ils ont entièrement perdu par la multitude et la surabondance des marchandises qu'on y a porté.

Après avoir mouillé, nous saluâmes la ville de sept coups de canon, qu'elle nous rendit coup pour coup.

Nous travaillâmes ensuite à faire des vivres, de l'eau et du bois, et à nous ragréer d'une grande vergue et d'un mât d'artimon qui était hors de service.

Pendant ce temps-là je m'occupai à visiter la ville et ses environs, autant qu'il me fut possible, malgré les pluies presque continuelles, mêlées d'intervalles de chaleur brûlante. Ces inconvénients joints au peu de durée de notre relâche, ne me permirent pas d'en lever un plan avec toute la justesse que j'aurais souhaité. Je puis néanmoins le donner comme une très bonne idée, peu différente de la vérité dans l'essentiel. Au reste il ne m'aurait de rien servi que nous y eussions séjourné plus longtemps ; quelques indiscrets de notre escadre m'ayant fait connaître aux officiers portugais pour ingénieur, il ne me convenait plus de m'exposer à quelque affront dans un lieu où le souvenir de l'expédition de Rio de Janeiro, encore récent, rendait la nation suspecte. En effet on avait doublé les gardes partout, et même établi de nouveaux corps de garde, sur ce qu'il se trouvait déjà en rade cinq navires français, parmi lesquels il y en avait deux de force, un de 50 et l'autre de 70 canons.

DESCRIPTION DE LA VILLE DE ST SAUVEUR, 
Capitale du Brésil

La ville que nos cartes et nos relations appellent du nom de Saint Salvador, ou Saint Sauveur, s'appelle simplement en langage du pays Cidade de Baya, ville de la Baie : elle est située par les 12º 45' de latitude australe, sur une hauteur d'environ 100 toises qui forme la côte orientale de la Baie de tous les Saints. L'accès en est si difficile par sa grande raideur, que pour monter et descendre les marchandises du port à la ville, on a été obligé d'avoir recours à des machines.

Le plan de la haute ville est tracé autant régulièrement que l'inégalité d'un terrain montueux a pu le permettre : mais quoique les rues y soient bien alignées et de bonne largeur, la plupart ont une pente si rapide, qu'elles seraient impraticables aux carrosses, et même à nos chaises à porteur.

Les gens riches, malgré cet inconvénient, ne marchent point à pied, toujours industrieux à trouver des moyens pour se distinguer du reste des hommes, en Amérique comme en Europe, ils auraient honte de se servir des jambes que la nature nous a donné pour marcher : ils se font mollement porter dans des lits de coton à réseau, suspendus par les deux bouts à un grand bâton que deux noirs portent sur la tête ou les épaules. Et afin d'y être caché, et que la pluie ou l'ardeur du soleil ne les y incommode pas, ce lit est couvert d'une impériale d'où pendent des rideaux que l'on tire quand on veut. Là tranquillement couchés, la tête soutenue d'un chevet de riches étoffes, ils sont transportés plus doucement qu'on n'est dans les carrosses ni dans les chaises à porteur. Ces hamacs de coton s'appellent Serpentin, et non pas palanquin, comme disent quelques voyageurs.

Si cette grande inégalité de terrain est incommode aux habitants, elle est en récompense bien avantageuse pour les fortifications ; avec une médiocre dépense on en pourrait faire une ville moralement imprenable, la nature y a fait des fossés et des dehors flanqués d'eux-mêmes, où l'on pourrait disputer le terrain pouce à pouce ; la partie de l'est est presque inaccessible, comme on le peut voir dans le profil par la ligne AB, elle est presque toute environnée par un étang profond de 15 à 20 brasses en quelques endroits, qui est enfoncé dans une vallée entre deux montagnes dont la pente est fort raide.

De cet étang, qui s'approche fort de la mer du côté du nord, on tire un petit ruisseau qui sert à l'aiguade des navires.

Enfin pour venir à la ville par le côté du sud, il faudrait débarquer auprès des forts dont j'ai parlé, ou plus en dedans parmi les batteries qui sont à la côte, ce qui serait sans doute très difficile, pour peu qu'on y trouvât de résistance.

Les Hollandais en 1624 ayant pris cette ville sur les Espagnols, la fortifièrent du côté de la campagne par un rempart, ou plutôt un grand retranchement de terre, qui enfermait le corps de la haute ville dans la longueur d'environ un tiers de lieue, ce qui n'empêcha pas que les Espagnols ne la reprissent l'année suivante 1625. Cette enceinte aujourd'hui est toute ruinée, on l'a négligée pour tâcher de défendre les approches par quantité de fortins qu'on a fait aux environs.

Le premier, du côté du sud, est le fort Nove ou de San Pedro, bâti de terre, revêtu d'une chemise de maçonnerie à laquelle on travaillait lorsque nous y étions, c'est un carré régulier à quatre bastions de 20 toises de face, autant de courtine, et quatre toises de flanc ; il est garni d'artillerie qui bat en rade d'un côté, mais fort en plongeant ; il est bordé d'un petit fossé de cinq à six toises de large.

Le second du même côté, plus près de la ville, est le fort Diogo ; c'est aussi un carré bâti de maçonnerie sans fossé à quatre bastions de huit toises de face, et environ seize de courtine et trois de flanc ; c'est une batterie de bombes pour la rade, qui sert aujourd'hui de magasin.

Le troisième est le grand magasin à poudre, casa de polvora ; c'est un carré de même, bâti de maçonnerie et sans fossé ; les bastions sont de six toises de face, les courtines en ont quatorze, et les flancs deux ; il contient huit corps de magasins, voûtés et couverts en pyramide, couronnées d'autant de globes : on dit qu'il peut bien contenir deux à trois mille barils de poudre ; mais on y en tient souvent moins de cent.

Le quatrième est le fort de Saint Antoine du Nord, qui est directement au-dessus de l'aiguade. Il est de maçonnerie, et carré comme les autres, mais un peu plus grand, et mieux entendu ; ses bastions on environ seize toises de face, quatre à cinq de flanc, et vingt-cinq de courtine, avec un bon fossé au-devant. Il bat en rade d'un côté, mais il défend mal une coulée, par où l'on peut venir à couvert jusqu'à la contrescarpe, et par laquelle on peut aller à la ville. Vers le NE de celui-ci à demi portée de canon, on voit le fort de Na Sa da Victoria, bâti de terre, où je n'ai pu aller, non plus qu'aux autres qui sont plus loin, comme à celui de Saint Barthélémy, qui défend un petit port où l'on peut caréner, à celui de Monsarate, ni à ceux de l'entrée dont j'ai parlé.

Pour garder ces forts et la ville, le roi de Portugal entretient six compagnies de troupes d'ordonnance en habit uniforme, et non pas en toile brune, comme le dit Dampier : cela a changé ; elles sont bien disciplinées et bien payées ; celles que j'y ai vu étaient en très bon étant, bien armées, pleines de beaux hommes, il ne leur manque que la réputation d'être bons soldats.

La ville de la Baie est comme l'on sait, la métropole et la capitale du Brésil, et le siège ordinaire d'un vice-roi, néanmoins le gouverneur n'a pas toujours ce titre, témoin celui qui y était de notre temps. Les habitants sont d'un assez bel extérieur pour ce qui regarde la politesse, la propreté et la manière de se mettre de bon air, à peu près à la française ; j'entends les hommes seulement, car on y voit si peu de femmes, qu'on n'en peut parler que très imparfaitement. Les portugais sont si jaloux, qu'à peine leur permettent-ils d'aller à la messe les jours de fêtes et dimanches ; néanmoins malgré toutes leurs précautions, elles sont presque toutes libertines, et trouvent le moyen de tromper la vigilance des pères et des maris, s'exposant à la cruauté de ces derniers qui les tuent impunément, dès qu'ils découvrent leurs intrigues. Ces exemples sont si fréquents, qu'on comptait depuis un an, plus de trente femmes égorgées par leur maris ; les pères en usent plus humainement à l'égard de leurs filles, lorsqu'ils ne peuvent terminer leur honte par un mariage, ils les abandonnent, et alors elles ont la liberté d'être publiques. Bel expédient !

Soit effet du climat, ou de l'envie que nous avons naturellement de ce dont on veut nous priver par force, il ne faut pas de grands efforts pour en venir aux dernières familiarités ; les mères aident à leurs filles à se dérober aux yeux de leurs pères, ou par commisération, ou par principe de la loi naturelle, qui nous ordonne de faire à autrui ce que nous voudrions qui nous fut fait ; mais enfin quand elles ne feraient pas à demi les avances, la rareté des Blanches devrait leur attirer la presse, car les dix-neuf vingtièmes des gens qu'on y voit, sont de Noirs et de Négresses tout nus à la réserve des parties que la pudeur oblige de couvrir, de sorte que cette ville paraît une nouvelle Guinée. En effet, les rues ne sont pleines que de figures hideuses de Noirs et Négresses esclaves, que la mollesse et l'avarice, bien plus que la nécessité, ont transplanté des côtes d'Afrique pour servir à la magnificence des riches, et contribuer à l'oisiveté des pauvres, qui se déchargent sur eux de leur travail ; de sorte que pour un Blanc, il y a toujours plus de vingt Noirs. Qui le croirait : il y a des boutiques pleines de ces pauvres malheureux qu'on y étale tout nus, et qu'on y achète comme des bêtes, sur lesquels on acquiert le même pouvoir ; de sorte que sur de légers mécontentements, on peut les tuer presque impunément, ou du moins les maltraiter si cruellement qu'on veut. Je ne sait comment on peut accorder cette barbarie avec les maximes de la religion, qui les fait membres du même corps que les Blancs, dès qu'on les a fait baptiser, et qui les élève à la dignité de fils de Dieu : Filii excelsi omnes, sans doute qu'on ne veut pas se laisser convaincre de cette vérité ; car ces pauvres esclaves sont trop maltraités par leurs frères, qui dédaignent cette alliance.

Je fais ici cette comparaison, parce que les Portugais sont des chrétiens d'un grand extérieur de religion, encore plus que les Espagnols ; la plupart marchent dans les rues le rosaire à la main, avec un Saint Antoine sur l'estomac, ou pendu au cou ; et par un bizarre attirail, on leur voit les hanches chargées d'une longue épée à l'Espagnole sur la gauche, et d'un poignard presque aussi grand que nos petites épées françaises sur la droite ; afin que dans l'occasion il ne leur reste point de bras inutile pour égorger leurs ennemis. Effectivement, ces marques extérieures de religion sont très équivoques parmi eux, non seulement pour ce qui est de la vraie probité, mais encore pour les sentiments catholiques ; ils servent très souvent à couvrir, aux yeux du public, grande quantité de juifs cachés ; on en a vu dans cette ville un exemple étonnant ; un curé après plusieurs années d'un exercice édifiant au-dehors, se sauva avec les vases sacrés en Hollande pour y vivre dans le judaïsme : d'où vient que pour être ecclésiastique, il faut prouver qu'on est christian viejo, c'est-à-dire d'ancienne famille de chrétiens.

La haute ville est ornée de plusieurs églises, dont la plus remarquable est la SE, ou cathédrale, qui pour être sous le titre de Saint Sauveur, a donné le nom à toute la ville ; elle a au-devant une petite place en plate-forme, d'où l'on découvre toute la baie, et plusieurs îles qui forment un agréable paysage. A côté de cette place est l'hôpital, sous le nom de Na Sa da Misericordia. De la cathédrale relèvent les deux paroisses S. Antonio, et S. Pedro et si je ne me trompe, Sa Barbara. Au nord de la SE, est le couvent des jésuites, dont l'église est bâtie de marbre tout apporté d'Europe ; la sacristie en est fort belle, tant par la propreté de l'ouvrage des buffets, par les bois curieux, le caret et l'ivoire dont ils sont composés, que par une suite de petits tableaux, dont ils sont ornés. Mais il ne faut pas avec Froger, appeler belles peintures celles du plafond, qui ne méritent pas l'attention d'un connaisseur : les autres églises et couvents n'ont rien de remarquable. Il y a des bénédictins, des récollets, des carmes, des dominicains, des augustins déchaussés, ou Petits Pères, et un couvent de capucins, qui était autrefois uniquement composé de Français, mais on les a chassé dans ces dernières guerres pour y mettre des Italiens ; on les appelle os Barbudos. Au reste, je ne connais qu'un couvent de religieuses, qu'on appelle as Frairas da Incarnaçaon. Il y a dans la basse ville d'autres chapelles de confréries, Sa Barbara, Na Sa do Rosario et de Pila, celle-ci est pour les soldats, Cuerpo Sto pour les pauvres gens, et la Conceçaon pour les matelots.

Le grand commerce qu'on fait à la baie des denrées du pays, met les habitants fort à leur aise ; il vient tous les ans vers le mois de mars, une flotte d'environ vingt navires de Lisbonne, chargés de toiles et d'étoffes de laine, particulièrement des serges, perpétuanes, bayettes, et anascotes dont les femmes se servent pour ces voiles qu'on appelle Mantes, au lieu de taffetas noir, comme sont celles qu'on porte en Espagne, dont elles suivent à peu près la mode ; l'usage de cette étoffe est une modestie forcée par les ordonnances du roi, qui défend celui de la soierie. Les autres marchandises de débit, sont des bas, des chapeaux, du fer, et de la clinquaillerie, mais surtout du biscuit, de la farine, du vin, de l'huile, du beurre et du fromage, etc. Les mêmes vaisseaux remportent en échange, de l'or, du sucre, du tabac, des bois de teinture, appelés bois de Brésil, du baume, et de l'huile de Copahu, de l'Hypecacuana, quelques cuirs vert, et autres denrées.

Comme la ville est sur une hauteur fort raide, on a établi trois machines pour faire monter et descendre au port les marchandises de la haute ville ; de ces trois, il y en a une chez les jésuites, non seulement pour le public qui s'en sert en payant, mais encore pour l'usage de cette communauté, qui certainement n'est pas ennemie du commerce. Ces machines consistent en deux grandes roues à tambour, qui ont un essieu commun, sur lequel est passé un câble amarré à un traîneau, au chariot, dans lequel sont les ballots de marchandises que l'on fait monter par des Noirs, qui en marchant dans les roues virent le câble sur le treuil ; et afin que le traîneau ne trouve point de résistance et coule facilement, il porte sur un châssis d'assemblage continué depuis le haut jusqu'en bas de la montagne, dans la longueur d'environ 140 toises, et non pas 250, comme dit le Flambeau de mer.

Outre le commerce des marchandises d'Europe, les Portugais en font un considérable en Guinée ; ils y portent de la guildive et de la toile de coton, faite aux îles du Cap Vert, des colliers de verre, et autres bagatelles, et rapportent de l'or, de l'ivoire, et des nègres pour vendre au Brésil.

La correspondance de la ville de Rio de Janeiro, auprès de laquelle sont les mines d'or des Paulistes, qui en fournissent abondamment, contribue encore à l'opulence de la Baie. Les maisons y sont bien bâties, les bourgeois proprement logés et meublés, les hommes et les femmes y sont modestes dans leurs habits, parce qu'il leur est sagement défendu de porter des galons d'or et d'argent ; mais ils font briller leurs richesses dans certains ornements d'or massif, même sur les négresses leurs esclaves, qu'on voit parées de riches colliers faits de chaînes à plusieurs tours, de grandes boucles en pendants d'oreille, de croix, de plaques qu'elles mettent sur le front, et autres ornements d'or fort pesants.

Contre la politique ordinaire des autres couronnes, le roi de Portugal ne permet point aux étrangers d'y venir enlever les denrées du pays, même en les achetant avec de l'argent en espèce, et moins encore d'y apporter des marchandises pour vendre ou troquer, en quoi il est plus fidèlement servi que le roi d'Espagne au Pérou : ce règlement est fondé sur deux bonnes raisons. La première, afin d'engager ses sujets à travailler, et leur attirer ainsi tout le profit du commerce. La seconde et la principale, est d'empêcher que les droits qu'il tire sur toutes sortes de marchandises ne soient détournés par les vice-rois et gouverneurs ; car en obligeant tous les vaisseaux de venir décharger sous ses yeux à Lisbonne, il ne lui en peut rien échapper.

Quoique la Baie de tous les Saints soit un lieu fort peuplé, où l'on compte environ 2000 maisons, ce n'est pas néanmoins une bonne relâche, surtout en hiver, non seulement à cause des grandes pluies qu'on y souffre dans ce temps ; mais encore parce que les vivres n'y sont pas bons, la farine et le vin qu'on y apporte d'Europe se sentent toujours un peu du transport ; le boeuf n'y vaut rient, il n'y a pas de mouton, et les poules y sont chères et rares, les fruits de cette saison, comme les bananes et les oranges sont de peu de durée en mer, et les jardinages y sont presque inconnus, soit par la nonchalance des Portugais, soit qu'en effet il leur soit difficile de les cultiver, par la grande quantité de fourmis qui ravagent les plantes et les fruits, presque partout, de sorte qu'elles sont le fléau de l'agriculture dans le Brésil.

Départ de la baie.

Après avoir fait nos agréments et nos provisions, nous sortîmes en compagnie de nos anciens camarades, le lundi septième de mai. Etant à midi à deux lieues 1/2 au sud du cap de Saint Antoine, j'observai 13º 0' de latitude, d'où je conclus qu'il est situé environ par 12º 50', et la ville par 12º 45', et suivant l'observation d'Olinde marquée dans la connaissance des temps de 1712, elle devrait être par 41º 30' de longitude occidentale, ou de différence du méridien de Paris,

ce qui est différent de la position où les cartes hollandaises la mettent, de 6º plus ouest, car au lieu des 336º 50', elle est située par les 343º du méridien de Tenerife.

Le 18 Beauvais Grout nous vint demander notre point, peut-être moins pour assurer le sien, que pour faire signal aux autres, que le lendemain ils eussent à forcer de voile pour nous quitter. En effet ils n'y manquèrent pas, ils arrivèrent pour faire plus de chemin, sachant qu'il nous importait plus qu'à eux de gagner à l'est ; ils y réussirent, nous les perdîmes de vue avant la nuit, sans tâcher de les suivre, et de conserver une compagnie, que les nouvelles de la paix rendaient inutile, et l'infidélité odieuse.

Depuis notre relâche jusqu'à la ligne, nous eûmes presque toujours un temps couvert mêlé de grains et de pluie, avec du calme et de la bonasse, les vents venant depuis le SSE à l'ESE, et quoique le courant porte au N, auprès de la côte, nous trouvions au large qu'ils nous portaient plutôt un peu vers le S ; mais après avoir atteint les 4º nord, nous trouvâmes au contraire de grandes différences à notre estime de ce côté. Nous les attribuâmes au courant général du NO, qui règne par cette latitude le long de la côte du Brésil et de la Guyane.

Par cette latitude, nous commençâmes à trouver les vents alizés depuis l'est au NNE, d'assez beau frais, qui nous poussèrent jusque par les 26º, et nous remirent par la longitude du cap Saint Augustin ; alors les calmes commencèrent à nous prendre, et nous retinrent presque un mois à petites journées.

Nous commençâmes depuis là à nous apercevoir de quantité de courants, et de lits de marée, et à voir d'une sorte de Goemon en petits grains comme des groseilles, que l'on dit venir du détroit de Baham, qui néanmoins était éloigné de nous d'environ 600 lieues vers l'ouest, la raison de cette conjecture est, qu'il ne s'en trouve de cette sorte, ni auprès des Açores, ni auprès des Canaries, qui sont les terres les plus proches ; et que d'ailleurs en allant à l'ouest, on les trouve en plus grande quantité : si cela est ainsi, il faut qu'ils soient apportés par les courants qui vont à l'est. Les courants que l'on remarque vers les côtes de la Guyane, servent donc à remplacer les eaux qui fluent par ce détroit, ce qui fait aussi que les vaisseaux qui viennent de Brésil, regagnent à l'est sous le Tropique du Cancer, ce qu'ils perdent à l'ouest sous la ligne.

Le 15 juin par les 21º nord, il nous mourut un matelot du flux de sang.

Le mercredi 4 juillet par les 36º 50' de latitude, et les 35º 16' de longitude, étant en bonasse nous vîmes à la portée du canon une blancheur sur l'eau, comme si elle eut un peu brisé ; on jugea d'abord que ce pouvait être une basse, le capitaine s'en voulut éclaircir, mais la chaloupe trop desséchée par deux mois de grandes chaleurs, ne se trouva pas en état de prendre la mer. La plupart néanmoins ont cru que ce pouvait être l'écume, ou quelque chose qui flottait sur l'eau.

Le lendemain nous eûmes connaissance d'un petit bâtiment qui paraissait faire l'est comme nous, le calme nous tint à la vue l'un de l'autre pendant trois jours ; nous nous bastingâmes et nous lui fîmes signal d'un coup de canon, en amenant les huniers pour l'engager d'arriver sur nous, et nous apprendre des nouvelles d'Europe ; mais le frais étant revenu à O, il porta au N ; nous lui donnâmes chasse pendant quelques heures, après quoi considérant que c'était du chemin perdu, nous remîmes à route sans l'avoir reconnu.

Le mardi 10 nous en vîmes un autre vers le soir, et le lendemain à la pointe du jour il se trouva auprès de nous à la portée du canon ; nous nous bastingâmes, et mîmes en pane pour l'attendre ; mais il fit le SO, et nous laissa.

Le soir du même jour nous eûmes connaissance du Pic d'une île des Açores à qui cette montagne a donné le même nom, il est fait en pain de sucre, et si haut, qu'il peut être vu de 30 lieues, comme celui de Tenerife ; nous en étions alors environ à 25 lieues au S1/4SE du monde, et nous le voyions fort distinctement.

Cette reconnaissance de terre nous fit beaucoup de plaisir ; les marques de courants que nous avions vu, nous mettaient dans une grande incertitude de nos estimes, et ce nous fut une double satisfaction de les trouver justes, à très peu de chose près. Je n'entends parler que de celles des officiers, qui n'ayant pas méprisé ce que je leur avais fait remarquer de la position d'Olinde, étaient partis de 6 degrés plus Ouest que la longitude de la baie sur les cartes hollandaises ; les courants que nous remarquions depuis quelques jours n'en devaient pas beaucoup troubler la justesse, parce que tantôt ils portaient au nord, tantôt au sud ; et à vue de terre, nous avons reconnu que c'était au NO et au SE.

Ce fut par cette raison, et peut-être en partie par la défectuosité des cartes, que trois jours après avoir vu le Pic, nous trouvâmes l'île de Saint Michel quelques 20 lieues plutôt que nous ne pension. En effet il me semble que Pieter Goos approche trop, et le Flambeau de Mer éloigne trop ces deux îles.

Nous remarquâmes aussi la même erreur en approchant de l'île de la Terciere où nous jugeâmes à propos de venir relâcher, de crainte que la continuation des calmes ne nous mît dans la disette de vivres.

Cette île est de bonne hauteur, elle est reconnaissable du côté du SE par une langue de terre basse qui s'allonge vers l'est, et par un cap coupé du côté de l'ouest, formé par une langue de terre où sont deux mondrains ; enfin par deux îlots taillés à Pic, qui font une lieue à l'est de ce cap, on les appelle Ilheos. Demi lieue au SSE de ceux-ci, sont trois brisants à fleur d'eau. Les uns et les autres sont mal placés dans le Flambeau de Mer.

Le samedi 14 juillet, à nuit fermante, nous vînmes mouiller dans la rade de la ville d'Angra en 20 brasses d'eau fond de sable gris, coquillage pourri et petit corail blanc, ayant le cap de Saint Antoine au SO1/4O, la cathédrale au NO1/4N, les Ilheos à ESE, et le fort Saint Sebastien au NNO. Cette position est à remarquer, afin de l'éviter dans l'occasion car le fond y est mêlé de grosses pierres. Nous saluâmes la ville de neuf coups de canon, qu'elle nous rendit le lendemain au matin, coup pour coup.

Un pilote de la ville nous étant venu avertir de changer de place, lorsqu'il fut question de déplanter l'ancre, elle se trouva engagée dans des pierres ; de sorte que pour l'en tirer il fallut de si grands efforts que la verge se cassa : mais ce pilote, soit par malice ou par ignorance, au lieu de nous mettre un peu plus au large en 30 brasses, au milieu des îlots et des mondrains, où mouillent les navires de guerre, nous ayant mis à 66 brasses d'eau, nous jugeâmes à propos de venir dans le mouillage ordinaire à 13 brasses d'eau fond de sable noirâtre et vaseux, mêlé d'un peu de coquillage, et à distance de terre d'une bonne cablure ; nous avions alors le fort Saint Sebastien au SO1/4O, celui de S. Antoine au N1/4NE ; nous y affourchâmes seulement avec une petite ancre à jet, parce qu'il y a très peu de marée. On dit que le jusant commence au lever de la lune, et porte au SE, et le flot au NO. Dans cet endroit on est près de la porte de la ville où est le quai et l'aiguade.

DESCRIPTION DE LA VILLE D'ANGRA.

La ville d'Angra est située au bord de la mer vers le milieu de la partie du sud de l'île la Terciere, au fond d'une petite anse que forme une langue de terre fort haute, appelée le Mont du Brésil, Monte do Brasil.

J'appelle anse ce petit et mauvais port, ouvert depuis l'est au sud-ouest, qui n'a pas plus de quatre cablures de large, et peut-être pas deux de bon fond, où l'on ne peut encore être en sûreté que pendant la belle saison d'été, parce qu'alors il n'y règne que de petits vents, depuis l'ouest au NNO ; mais dès que l'hiver commence, il y vient de si rudes tempêtes, que le plus court moyen de sauver sa vie, est de mettre à la voile aussitôt qu'on voit quelques mauvaises apparences dans l'air. Les habitants par une longue expérience ne s'y trompent guère ; car alors la haute montagne se couvre et s'obscurcit, et les oiseaux, quelques jours auparavant, viennent croasser et crier autour de la ville, comme pour les en avertir.

Les navigateurs qui se trouvent obligés de rester en rade, retenus par leur commerce, abandonnent leurs vaisseaux, ou mettent les petits bâtiments à terre au pied du fort Saint Sebastien, et demeurent tous en ville, jusqu'à ce que l'orage ait fini. Une funeste expérience a fait voir qu'ils faisaient sagement. Au mois de septembre 1713 il y périt sept bâtiments qui furent jetés en côte, sans que personne des équipages qui se trouvaient à bord, en pût réchapper.

Quelque petit et mauvais que soit ce port, les Portugais l'ont très bien fortifié ; ils ont fait une triple batterie, presque à fleur d'eau, sur le cap le plus avancé à tribord en entrant, qui est celui de Saint Antoine, nom qui ne manque point dans les places portugaises ; elle est continuée ensuite de bonne maçonnerie tout le long de la côte, jusqu'à la citadelle, avec des redans et de petits moineaux qui la flanquent sans beaucoup de nécessité ; car les rochers la rendent inaccessible aux chaloupes.

Pour conserver une communication de la batterie de Saint Antoine à la citadelle, on a fait le long de la montagne un boyau traversé par une petite crevasse, que l'on passe sur un pont défendu par deux redoutes, au milieu desquelles est une chapelle de Saint Antoine, et une bonne fontaine.

Les batteries de la côte se joignent aux dehors de la citadelle, lesquels viennent jusqu'au bord de la mer.

La citadelle, que les Portugais appellent Castello de San Juan, est située au pied de la montagne du Brésil, qu'elle enferme tant par l'enceinte du corps de la place du côté de l'ouest, que par les dehors dont j'ai parlé, du côté du port. Ces dehors, que l'on pourrait appeler une continuation d'enceinte, quoique sans fossé, serviraient peu en cas de siège par terre et par mer ; car un vaisseau mouillé en 50 brasses au SE1/4S, les rendrait presque inutiles, en les battant de revers et en enfilade.

Le haut fort n'a pas cette imperfection, il est assez bien planté, conduit, et bâti de bonne maçonnerie, établie sur un rocher dans lequel est creusé un fossé de quatre à cinq toises de profondeur, et de dix à douze de largeur. Dans le fond du fossé, tout le long de l'escarpe, on voit un rang de puits de deux à trois toises en carré, et d'environ dix à douze pieds de profondeur, qui sont si près les uns des autres, qu'ils ne sont séparés que par une traverse du même rocher, épaisse de deux à trois pieds ; au devant de la courtine où est la porte, ces rangs de puits sont triplés et avancés à quatre ou cinq toises près de la contrescarpe.

la profondeur du fossé, le renfort de ces puits, la hauteur des murailles, et la solidité de leur maçonnerie, font penser aux Portugais que leur château est imprenable, d'autant plus que les Espagnols y ont soutenu trois ans de siège, jusqu'à ce qu'enfin un secours de 6000 Français les força d'abandonner la place, et de se sauver par mer, où ils furent pris.

On peut juger de là quelles étaient les forces et les attaques des Portugais ; car premièrement cette forteresse n'a pour tout dehors qu'un petit fer à cheval du côté du port, et un petit chemin couvert aujourd'hui sans palissade, dont le glacis, à l'angle saillant du bastion vers la ville, est si rapide, qu'on pourrait facilement s'en servir comme d'un rideau pour gagner le fossé à la sape, d'autant plus qu'il est presque tout de terre rapportée, et que le rocher au dessous paraît fort traitable.

Le fossé ensuite n'est défendu que par trois pièces de canon, car les flancs du bastion sont si petits, qu'ils n'en peuvent contenir d'avantage, savoir une dans le flanc bas ou casemate, une dans le flanc reculé au dessus, et une dans l'épaulement.

A l'entrée du fort sous le rempart est un assez beau corps de garde, bien voûté, mais non pas, à mon avis, à l'épreuve de la bombe ; je n'ai pas appris qu'il y eût d'autre souterrain que le magasin à poudre.

Il y a dans le château deux belles citernes ; et en cas de besoin, ils peuvent encore tirer de l'eau de la fontaine de Saint Antoine qui est dans la montagne du Brésil, où l'on ne peut aller qu'en passant par le fort, parce que la côte de l'ouest est bordée de batteries à peu près comme celle de l'est, et que la partie du sud est escarpée en falaises inaccessibles ; c'est pourquoi le fort n'a qu'un simple mur de clôture de ce côté. Sur le haut du mondrain de l'est sont deux tours appelées Facha, où est toujours une sentinelle pour la découverte des navires qui approchent de l'île, dont il marque le nombre par celui des pavillons qu'il montre, jusqu'à cinq ; et pour une flotte on met un autre signal.

Pour ce qui est de la construction du corps de la place, elle est revêtue d'une chemise de bonne maçonnerie de moilons, sur laquelle est un parapet de six à sept pieds d'épaisseur de même matière. Le rempart qui est derrière est le plus souvent de niveau avec le terre-plein, et par ressauts du côté de l'ouest.

La défense des bastions est rasante, les faces ont environ 28 toises, les flancs 8, et les courtines 35 à 40. Il y a environ 20 pièces de canon, et l'on dit qu'il y a un magasin de 4000 armes.

Comme le château de Sain Jean a été bâti autrefois par les Espagnols à l'ouest du port, plutôt pour commander à la terre qu'à la mer, les Portugais ont ensuite fait un fortin du côté de l'est, appelé le fort de San Sebastiaon, ou Saint Sebastien, pour dominer sur la rade, C'est un carré de maçonnerie d'environ 60 toises de côté extérieur, qui a son entrée du côté de terre, avec un petit fossé, et du côté de la mer, une batterie en angle saillant au devant de la courtine, défendue par les faces des petits bastions. Au dessous de celle-ci, à fleur d'eau, il y en a une autre, bâtie suivant le contour du rocher, qui bat très bien dans la rade et dans le port.

Toutes les batteries, et particulièrement celle de Saint Antoine, sont bien garnies d'artillerie, mais mal en ordre ; on y compte plus de 200 pièces de canon de fer, et environ une vingtaine de fonte ; de ces dernières, je n'ai vu dans le château qu'une couleuvrine d'environ 24 livres de balle, et de 16 à 17 pieds de long.

Pour la garde de cette place, le roi de Portugal entretient ordinairement 200 hommes, mais d'une manière bien différente de ceux de la baie de Tous les Saints ; car il leur donne si peu de paie, qu'ils sont tous mal équipés et misérables. En effet on dit qu'ils n'ont par an que 7000 reis, c'est-à-dire à peu près 36 livres de notre monnaie, ce qui revient à deux sols par jour ; mais en cas de besoin on trouve dans l'île 6000 hommes capables de porter les armes, suivant l'énumération qui en faut faite il y a quelques années, lorsqu'ils s'assemblèrent pour s'opposer à M. Duguay qui se présenta devant l'île, et prit ensuite celle de Saint George.

Quoique la ville d'Angra soit dans la meilleure de toutes les îles Açores, les habitants y sont pauvres, parce qu'ils n'ont d'autre commerce que celui du blé, et d'un peu de vin qu'on y vient charger pour Lisbonne ; ce qui suffit à peine pour les entretenir d'habits, de sorte que l'argent y est très rare ; de là vient, peut-être, qu'ils sont encore plus honnêtes que ceux de la Baie de Tous les Saints : mais quoique la pauvreté humilie en apparence, elle ne rend pas les hommes meilleurs, ainsi l'on ne doit pas tout à fait se fier à ce bel extérieur ; car quelques Portugais européens accusent ceux-ci de n'avoir pas toujours dans le coeur ce qu'ils ont sur les lèvres.

La rareté de l'argent n'a pas néanmoins empêché qu'on n'ait bâti une assez jolie ville. Les maisons n'y sont qu'à un étage, rarement à deux, et à la différence des nôtres, plus propres au dehors que riches en meubles au dedans. Les églises y sont assez belles, bâties d'un goût qui tient du grand par les beaux perrons, plates-formes et corridors qui en préparent l'entrée, particulièrement la cathédrale, en langage du pays la Sé ou San Salvador. Les plus belles ensuite sont celles des cordeliers ou de Saint François, et celle des jésuites, dont la maison paraît en face de la rade au dessus de tous les autres bâtiments de la ville, en cela reconnaissable, comme partout ailleurs, par le bon choix de la situation avantageuse où cette Compagnie sait toujours se placer. Il y a deux autres couvents de moindre apparence, celui des Augustins à Na Sa da Gracia, et celui des récollets qu'ils appellent aussi Capucins, situé hors de la ville sur une éminence. Ceux-ci, qui sont recommandables par leurs bonnes moeurs, vivent dans une belle situation, et dans une agréable pauvreté, sous les auspices de leur patron Saint Antoine, qui chez les Portugais est ce que Saint François est aux Espagnols du Pérou, et Saint Patrice chez les Irlandais.

A quatre couvents d'hommes répondent quatre couvents de femmes, un de la Conception, ordre venu de Tolède, un de Sainte Claire sous le nom de Nossa Senhora da Esperança, un de San Gonzalvo, et un 4e de as Capuchas.

Je ne parle point ici de quantité de chapelles qu'ils appellent Hermita. On peut les voir dans le plan.

Quoique la ville ne soit pas dans un plan niveau, ni percée bien régulièrement, elle est cependant for agréable, on y jouit de la commodité de plusieurs bonnes fontaines distribuées dans chaque quartier, et d'un ruisseau qui passe au milieu de la ville pour faire moudre les moulins nécessaires à l'utilité publique.

Auprès de ces moulins, qui sont la plupart au dessus de la ville, est un ancien fortin, qu'on appelle, à cause du voisinage, Forte dos Moinhos, et quelquefois aussi Caza da Polvora, parce qu'il sert aujourd'hui de magasin à poudre ; c'est un carré de maçonnerie de 15 toises de côté, flanqué à l'antique d'une demi tour sur le milieu de chaque pan. De là on découvre toute la ville à vue d'oiseau ; un agréable mélange de terre, de mer, d'édifices et de verdure y fait voir un joli paysage et un coup d'oeil for riant.

Au reste il n'y a autour de la ville, du côté de la campagne, ni enceinte, ni aucune fortification détachée ; on pourrait néanmoins y venir par terre, en débarquant à Porto Judeo ou à Saint Martin, qui sont à deux ou trois lieues de là, à l'est et à l'ouest, où il y a bon mouillage, et peu de défense ; mais c'est un si petit avantage au roi de Portugal d'avoir ces îles, que je ne crois pas qu'on doive lui en envier la possession, car il n'en tire rien qui puisse les rendre recommandables, excepté un peu de blé. On y voit quantité de ces oiseaux qu'on appelle Canariens, ils y sont plus petits que ceux qu'on élève en France ; mais en récompense ils les surpassent de beaucoup en force de voix.

Départ de la Terciere.

Après avoir fait de l'eau, du bois, de la farine et du vin, quelques provisions de boeufs, de volailles et de légumes, nous mîmes à la voile le mercredi 18 juillet.

Le 20 nous eûmes connaissance de l'île de Saint Michel, elle nous paraissait au SE comme divisée en deux îles, au milieu desquelles étaient plusieurs petits Mondrains qu'on aurait pris pour des îlots, si l'on n'avait su qu'elles étaient continues par une terre basse qui est noyée lorsqu'on la voit de quatre lieues au large, en quoi cette île est fort reconnaissable du côté du nord.

Basse imaginaire.

Le 19 au soir nous relevâmes au sud, à nuit fermante, la pointe de l'est à la distance d'environ douze lieues, et nous fîmes voile à l'est pendant la nuit, sans crainte d'une basse que les cartes marquaient dans notre chemin à 10 ou 12 lieues au NE de la même pointe de Saint Michel ; de sorte que nous avons dû passer directement dans le lieu où elle est. Nous nous serions bien gardé de faire cette manoeuvre si nous n'avions été assuré par la longue expérience d'un capitaine portugais, que de toutes les basses que l'on voit sur les cartes autour des Açores, il n'y en a aucune que celle des Formigas qui est entre Sainte Marie et Saint Michel ; que les autres ne sont simplement que des hauts fonds sur lesquels on ne trouve pas moins de 40 et 50 brasses d'eau : mais il avertissait qu'en ces endroits la mer y était beaucoup plus mâle qu'ailleurs ; il n'excepta pas même les trois ou quatre basses qui sont marquées à l'ouest, environ 60 lieues au large, sur lesquelles il dit que les insulaires vont tous les jours faire la pêche, parce qu'ils y trouvent beaucoup de poisson. On peut l'en croire, sans néanmoins s'y fier tout à fait, ni s'en inquiéter aux approches ; car sans doute que Halley ne les a pas supprimé dans sa nouvelle carte sans avoir eu de bonnes raisons, puisqu'il ne s'agit de rien moins que de la perte des Navires qui s'en serviraient avec confiance ; en quoi il semble même qu'un hydrographe doit plutôt pêcher par l'excès, que par le défaut ; de l'un il n'en peut arriver que quelques retardements, ou quelques vaines terreurs ; et de l'autre de funestes naufrages imprévus, s'il s'y trouvait quelque chose de ce dont on est en doute. D'ailleurs il se peut faire que la mer marne, et découvre dans un temps ce qui était couvert dans l'autre.

Je quitterai ici le fil de ma narration, pour rapporter ce que le même capitaine nous dit des basses et des abrolhos marqués sous la ligne, vers le nord du Cap. S. Augustin. Il assure que plusieurs voyages l'ont convaincu, et tous les autres capitaines portugais qui vont au Brésil tous les ans, qu'il n'y a aucune de ces saletés, excepté le Penon de S. Pedro, qui est un rocher à peu près rond, élevé hors de l'eau d'environ 50 à 60 brasses, et qui peut avoir à peu près 4 cablures de diamètre, de sorte qu'on peut le voir de 4 à 5 lieues loin ; ainsi il n'est pas dangereux, d'autant plus que tout autour il n'y a point de fond, ce qu'il eut la curiosité de savoir un jour qu'il se trouva en calme tout auprès, ayant envoyé sa chaloupe sonder tout autour de ce rocher. Halley dans sa carte a aussi supprimé toutes ces basses, avec celles des Açores ; mais, comme je l'ai dit ailleurs, il a mal à propos retranché île de l'Acençaon, pour la confondre avec celle de la Trinité. Le même capitaine dont je parle, nous a confirmé que c'étaient véritablement deux îles distinctes, et à peu près situées comme le marquent les cartes hollandaises, l'une à l'égard de l'autre. Sans doute que l'autre île de l'Ascension qui est vers les 6 degrés, assez près du premier méridien, a fait juger à M. Halley que celle qu'on distingue par le nom portugais d'Acençaon, était une supposition. Revenons à notre voyage.

Nous passames donc, comme je l'ai dit sur une basse imaginaire pendant la nuit : le lendemain et le jour suivant, les vents commencèrent à devenir en ire, et la mer grosse nous dura pendant quelques jours, pendant lesquels notre misaine se déchira, et notre grand mât de hune éclata, de sorte qu'il fallut en changer aussitôt. Pendant les premiers jours que nous nous éloignions des îles, nous trouvions un peu de différence avec l'estime du côté du sud.

Dès que nous fûmes environ à mi canal des Açores et de terre ferme, les vents nous devinrent plus favorables, et la mer plus belle, et nous arrivâmes enfin le 31 juillet à l'embouchure du détroit de Gibraltar, sans aucune erreur sensible ; d'où l'on peut conclure que ces îles sont bien situées dans le grand flambeau de mer.

En passant dans le détroit nous entendîmes plusieurs coups de canon du fameux siège de la ville de Ceuta qui est assiégée depuis plus de trente ans, par les Maroquins, et à l'entrée de la nuit nous vîmes les feux de leur camp.

Nous allâmes ensuite mouiller au cap Moulin auprès de Malaga, pour prendre nos ordres. Enfin le 16 août nous vinmes mouiller aux îles d'Hières, et le lendemain à Marseille.

fin

 

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